Présentation
Le biologisme peut être défini comme une tendance à ramener l’explication des phénomènes humains, qu’ils soient psychologiques ou sociaux, à des facteurs biologiques. Cette manière de penser a une histoire étroitement liée à l’essor de la biologie moderne ainsi qu’à celui des premières tentatives de penser scientifiquement la société. Mais elle a aussi fortement partie liée avec les contextes de chaque époque, qu’ils soient idéologiques ou plus largement culturels. D’une vigueur renouvelée depuis le dernier quart du XXe siècle, le biologisme, dans toutes ses composantes plus ou moins réductionnistes, semble s’être installé de manière durable dans le paysage intellectuel. Cette journée d’études a pour objectif de recenser les études sociologiques portant sur le phénomène.
Programme en ligne sur Calenda
Publication : Sébastien Lemerle et Carole Reynaud-Paligot (dirs.), La biologisation du social : discours et pratiques, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Frontières de l’humain », 2017 - 238 p.
Résumés des communications
Brigitte CHAMAK
« Neuromarketing : une fusion suspecte »
Les explications neuroscientifiques occupent une place croissante dans l’espace médiatique et participent à l’élaboration de nouvelles conceptualisations du fonctionnement du sujet. La multiplication des nouvelles disciplines hybrides qui utilisent le préfixe « neuro » atteste de l’ampleur de ce phénomène et constitue ce que certains qualifient de neuro-turn. L’exemple du neuromarketing a été choisi pour comprendre comment la neuro-imagerie est utilisée dans le but d’anticiper les réponses des consommateurs et quelle conception de l’être humain est véhiculée. Le neuromarketing, défini comme l’application des méthodes des neurosciences aux questions du monde de la publicité, tente d’évaluer les préférences, d’explorer les réactions à la publicité et d’appréhender comment le consommateur fait des choix. Le neuromarketing est considéré par certains de ses promoteurs comme un sous-domaine de la neuroéconomie. Ces deux disciplines tentent de répondre à des questions qui ont trait à la confiance, aux choix et à la prise de décision. Avec Schneider et Woolgar (2012) nous analyserons les arguments développés dans les textes produits par les chercheurs en neuromarketing qui décrivent l’imagerie cérébrale comme mieux à même de révéler les causes cachées des comportements d’achat et qui considèrent les consommateurs comme non fiables pour connaître leurs propres préférences. Le constat que des sommes considérables sont actuellement consacrées à des recherches en neuromarketing nous incite à analyser les objectifs et les conséquences de ce domaine qui tend à disqualifier d’autres techniques pour imposer leur approche et surtout leur conception du consommateur et, plus largement, de l’être humain.
Schneider T. & Woolgar S. (2012) Technologies of ironic revelation : enacting consumers in neuromarkets. Consumption, Markets and Culture, 15 (2), 169-189.
Ferhat TAYLAN
« La biologisation de l’attention. Vers une quantification des signes sociaux ? »
Nous tenterons d’aborder la biologisation du social du point de vue de l’intérêt massif porté par les neurosciences cognitives aux processus attentionnels. En effet, au carrefour de plusieurs neuro-disciplines (telles que la neuro-économie, la neuro-éducation, la neuropsychologie), ces recherches sur l’attention ont pour ambition d’explorer les ressorts neurologiques et cognitifs par lesquels les sujets agissent dans le monde social en opérant constamment des choix, souvent de manière préconsciente. Une science inédite de l’attention est en train d’émerger depuis quelques années, qui paraît indissociable de la numérisation constante de nos environnements attentionnels : au sein des milieux numériques où l’information est abondante, l’attention devient en effet une ressource rare, convoitée par des tentatives d’appropriations économiques. Or, plus profondément, cette nouvelle science de l’attention semble susceptible de conduire à une biologisation de la sémiotique, notamment sous sa forme pragmatique. En effet, l’attention portée aux signes sociaux fait désormais l’objet d’une quantification, inaugurant des perspectives de pathologisation (comme en témoigne l’essor de la catégorie intitulée "le trouble du déficit de l’attention" dans le domaine de l’éducation et de la pédagogie). Enfin, la science de l’attention aspire à devenir une science alternative des rapports des hommes aux êtres (humains et non humains) qui les entourent, puisqu’elle souhaite quantifier les processus par lesquels les vivants prêtent plus ou moins d’attention à certains éléments de leur environnement. Nous tenterons ainsi d’explorer ces multiples aspects de la science émergente de l’attention, en tant qu’elle témoigne de la biologisation progressive d’une opération mentale décisive quant à l’interaction du sujet dans le milieu social.
Elsa FORNER‐ORDIONI
« Donner un sens au trouble. Le travail des thérapeutes et l’utilisation des thérapies cognitives et comportementales en milieu hospitalier »
Le développement des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) constitue une innovation thérapeutique importante dans le champ de la santé mentale en France. Ces psychothérapies ont d’ailleurs fait l’objet d’un rapport d’évaluation (INSERM 2004) mettant en évidence leur efficacité supérieure dans le traitement des troubles psychiques. Leur adoption progressive en milieu hospitalier permettrait notamment par l’application de protocoles précis, faciles à énoncer et
à contrôler, d’homogénéiser les pratiques thérapeutiques d’un lieu à un autre, sur le modèle de la médecine des preuves (EBM). En effet, la valorisation d’un tel dispositif s’appuie sur la classification nosographique internationale du DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et s’illustre par une définition spécifique de trajectoire de la maladie organisée autour de la notion de
« trouble ».
Pour autant, les thérapies cognitives et comportementales posent un ensemble de problèmes organisationnels aux praticiens (psychiatres et psychologues) qui se saisissent de ce dispositif. A la lecture d’une ethnographie réalisée dans un service de psychiatrie adulte, nous verrons comment ces thérapies constituent tour à tour pour les praticiens des contraintes et des ressources de leur activité et comment les acteurs engagent ou non de nouvelles conceptions du trouble mental.
Jan Pieter KONSMAN
« Rapprochement entre rejet social et douleur somatique par le biais de l’imagerie cérébrale : enjeux épistémologiques et éthiques autour des discours publiés dans les médias spécialisés et grand public »
Différentes langues expriment les sentiments liés au rejet ou à l’exclusion sociale par des termes que nous apprenons d’abord à employer pour faire part de nos douleurs somatiques. C’est ce constat qui constitue en grande partie le contexte de justification d’études en imagerie cérébrale comparant des situations de rejet ou d’exclusion sociale à des conditions de douleurs somatiques. Si d’après l’aveu même d’un des auteurs de la première étude, le contexte de découverte est bien différent et relève davantage de la sérendipité, il n’empêche que ce rapprochement entre rejet sociale et douleur par le biais de l’imagerie a modifié les discours sur le rejet et l’exclusion sociale à la fois dans les revues spécialisées et dans la presse grand public. En effet, près de quarante études scientifiques d’imagerie cérébrale traitant de la comparaison entre rejet ou exclusion sociale et douleur somatique ont été publiées dans les dix ans qui suivant la parution de la première étude en 2003 et plusieurs d’entre elles ont fait l’objet d’articles dans la presse grand public.
La majeure partie de ces études rapporte que certaines aires cérébrales activées
suite à l’exclusion du sujet d’une activité de jeu ou en voyant une photo dun-e ex-partenaire ayant rompu une relation amoureuse sont similaires à celles activées lors d’une stimulation nociceptive endommageant potentiellement des tissus corporels et conclut par une conception naturalisante des réactions aux situations de rejet ou d’exclusion sociale. Cependant, quelques études indiquent que les aires cérébrales en question ne sont pas mobilisées de manière spécifique dans des situations douloureuses et qu’une autre analyse de la distribution spatiale des parties cérébrales activées montre bel et bien des différences entre par des situations impliquant un rejet ou une stimulation nociceptive. L’objectif du présent travail est de déterminer si, et, si oui, comment le pouvoir autocorrecteur de la science opère et de quelle façon le scepticisme s’organise par rapport à l’idée que le rejet ou l’exclusion fait mal parce que ces situations sociales mobiliseraient les mêmes aires cérébrales que des douleurs somatiques. Pour ce faire, nous avons analysé les discours publiés dans les journaux scientifiques et la presse grand public de langue anglaise à partir d’articles identifiés, respectivement, dans les bases de données Medline et Factiva. Nos résultats indiquent que le discours favorable au et celui septique relatif au rapprochement entre rejet social et douleur somatique se répandent de manière disproportionnée à la faveur du premier et d’une façon qui ne peut être expliquée par son antériorité. Nous discutons ces résultats par rapport aux enjeux épistémologiques des études interdisciplinaires, en occurrence entre psychologie sociale et neurosciences, et par rapport aux enjeux éthiques des discours tenus par les scientifiques suite à la remise en question de conclusions issues de leurs travaux
Marta ARENA
« L’introduction des tests ADN en Tunisie : état des lieux et problématiques »
La communication présente le travail que j’entame sur l’impact de l’introduction des tests ADN sur les représentations et les pratiques de la filiation, de la maternité et de la paternité en Tunisie.
Les tests ADN ont été introduits par la loi n°75 en 1998 (puis modifiée en 2003) pour prouver la paternité dans le cadre des procédures pour l’attribution du nom de famille du père (laqab) aux enfants qui naissent hors mariage. L’action en justice peut être engagée par la mère de l’enfant. Les tests ADN ont été aussi
admis dans les procédures de déni de paternité mais ils sont interdits dans les procédures de reconnaissance de paternité.
La référence à la substance biogénétique est susceptible d’ébranler la logique agnatique de la généalogie patrilinéaire (nasab), qui a un caractère idéologique très fort et qui est basée sur l’acquisition du nom de l’ancêtre male. De plus, comme les tests ADN sont réalisés à travers des dosages sanguins, la recherche interroge les représentations du sang dans la création de la parenté.
Laurent DARTIGUES
« Le neurodroit est-il une nouvelle phrénologie ? »
Que la neuro-imagerie appliquée à la recherche de corrélats nerveux aux comportements violents s’apparente à une imposture scientifique est une évidence. Et que son entrisme dans le système judiciaire nord-américain s’appuie moins sur ses résultats scientifiques que sur le lobbying actif de réseaux incluant fondations et départements d’université aussi. Les critiques du neurodroit font souvent le parallèle avec la phrénologie de Gall pour discréditer l’"entreprise- neurodroit". A quelles conditions peut-on inscrire le neurodroit dans la série ouverte par la phrénologie ?