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Portrait : Auriane Guilbaud

Auriane Guilbaud est Maîtresse de Conférences en science politique à l’Institut d’Études Européennes de l’Université Paris 8. Spécialisée en relations internationales, ses travaux portent plus particulièrement sur les politiques de santé internationales, la sociologie des organisations internationales, les acteurs privés (entreprises, fondations) dans les relations internationales et l’analyse des négociations multilatérales.

Ta thèse porte sur les dynamiques d’insertion des entreprises au sein d’un champ particulier de la gouvernance mondiale de la santé, qui est celui de la lutte contre le VIH et les maladies négligées. Tu as montré qu’au cours du 20ème siècle certaines firmes sont devenues des acteurs incontournables au sein même de ce champ spécifique, au point de créer de nouvelles formes d’organisation et de nouveaux dispositifs de coopération qui s’appuient sur des mécanismes de marché. Selon toi, ce processus d’intégration des entreprises au sein du système sanitaire international participe-t-il d’une expansion générale des marchés capitalistes ? Peut-on dire que ces changements structurels que tu as étudiés renforcent la domination du marché mondial et mettent en place un nouveau régime d’accumulation privée ?

Le principal problème pour lutter contre le Vih/Sida et les maladies dites négligées (qui touchent en grande majorité des populations pauvres, « non solvables ») est de trouver des mécanismes d’incitation à la recherche de traitements et à leur commercialisation à des prix abordables (ou à leur donation) afin d’assurer l’accès à des traitements adéquats pour les populations touchées. Pour ce faire, utiliser des mécanismes marchands, ou, pour être plus précise, des mécanismes de marché « modifiés », qui dévient du fonctionnement habituel d’un marché pur, est effectivement une nouveauté. Mais on est dans un contexte où rien ne se passait auparavant, les puissances publiques des pays « pauvres » comme « riches » se caractérisant par l’absence de capacités ou de volonté politique d’investir dans ce domaine. Il s’agit donc d’un processus de création d’un nouveau domaine de coopération internationale entre acteurs à but non-lucratifs et acteurs à but lucratifs, qui utilise des mécanismes de marché modifiés. Ceux-ci comprennent par exemple des mécanismes incitatifs pour les firmes (marketing de cause, index boursier éthique, etc., qui jouent sur la capacité des firmes à en tirer des profits), des négociations sur les prix des médicaments (réduction des droits de propriété intellectuelle, modification de la taille des marchés pharmaceutiques, réductions de prix), une facilitation des investissements privés, un accent mis sur la performance (construction d’indicateurs et évaluation).

Dans ce champ d’étude, pourquoi t’es-tu particulièrement intéressée au VIH ?

La pandémie du Vih/Sida marque un véritable tournant dans la conception et la mise en œuvre des politiques sanitaires internationales. Elle a entraîné plusieurs changements majeurs, dans la visibilité et les moyens accordés à la santé mondiale (qui augmentent fortement), dans le domaine de la recherche et de l’accès aux traitements, dans l’implication d’acteurs non-étatiques et notamment des associations de malades, et dans la création de nouveaux dispositifs institutionnels (partenariats public-privé internationaux et nouveaux mécanismes de financement, comme le Fonds mondial contre le Sida, la tuberculose et le paludisme par exemple).
En ce qui concerne le rôle des entreprises dans la gouvernance mondiale de la santé, la pandémie du Vih/Sida a d’abord permis de souligner le rôle que les entreprises pharmaceutiques de R&D ont joué dans la mise en place d’un régime international fort de protection des droits de propriété intellectuelle sur les médicaments, qui entrave l’accès des malades aux traitements, en particulier dans les pays en développement. La mobilisation de la société civile, notamment à l’occasion du très médiatisé « procès de Pretoria », a permis que soient trouvées un certain nombre de solutions (émission de licences obligatoires par exemple), même si celles-ci restent insuffisantes. A l’occasion de la pandémie, on a également vu des firmes multinationales mettre en place des programmes internes de lutte contre le Vih/Sida à destination de leurs employés, afin de protéger leur main d’œuvre et d’apparaître comme des acteurs socialement responsables. La pandémie du Vih/Sida est également importante car elle a entraîné un regain d’intérêt pour d’autres maladies touchant les pays en développement : la tuberculose en raison des risques de co-infection ; le paludisme et les maladies tropicales négligées parce qu’à partir du moment où des moyens ont été déployés pour lutter contre le Vih/Sida dans les pays en développement, des voix se sont élevées pour insister sur le fait que d’autres maladies pesaient sur les populations de ces pays de manière aussi importante.
Le Vih/Sida est une maladie spécifique en raison de son mode de transmission, ses conséquences sociales dévastatrices, l’ampleur de la pandémie et des réactions suscitées. La pandémie a pu jouer un rôle de catalyseur des transformations de l’action sanitaire internationale dans bien des domaines. Mais un certain nombre de caractéristiques relient cette pandémie à d’autres maladies pour former un sous-champ de la gouvernance mondiale de la santé : une répartition géographique spécifique (avec une concentration dans certains pays pauvres), des enjeux propres (accès aux traitements liés au processus de R&D en particulier), des institutions spécialisées (Fonds mondial, partenariats public-privé), un problème de coopération lié à l’inefficacité du marché (insuffisance de l’incitation par le marché pour effectuer de la R&D).

Dans un article récent, tu t’es penchée sur la question du système international face à l’épidémie d’Ebola qui a touché plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Face à cet exemple paradigmatique de menace de contagion mondiale, un certain nombre de critiques n’hésitent pas à pointer les insuffisances de l’OMS. Pourquoi estimes-tu que l’OMS apparait pour beaucoup comme « le coupable idéal » ? Quels types de mécanismes de solidarité internationale serait-il judicieux d’instaurer ?

L’Organisation Mondiale de la Santé est, d’après sa Constitution et le rôle que lui ont attribué ses Etats membres, « l’autorité directrice et coordinatrice » dans le domaine de la santé mondiale. Elle est l’organisation internationale de référence pour lutter contre les épidémies, il est donc normal qu’elle soit sous le feu des projecteurs. Mi-octobre, dans un rapport interne qui a fuité, l’organisation relevait un certain nombre de défaillances (déjà notées par d’autres acteurs, Etats, ONG, médias…) se transformant ainsi elle-même en coupable idéal. Parmi ces manquements dans la réaction à l’épidémie d’Ebola : la déclaration trop tardive de l’épidémie et de la situation d’urgence (le 8 août 2014 alors que MSF déclarait l’épidémie d’ampleur sans précédente dès le mois d’avril), les mécanismes d’alerte qui n’ont pas fonctionné, notamment au sein du bureau pour l’Afrique de l’OMS (le 1er cas en décembre 2013 est passé inaperçu, le nombre de cas a été largement sous-estimé au début de l’épidémie).
Ces insuffisances sont réelles, mais ne doivent pas faire de l’OMS un bouc-émissaire. Les organisations internationales disposent d’une autonomie vis-à-vis des Etats membres, elles ne sont pas qu’un simple forum de discussion et d’action intergouvernemental comme l’ont montré de nombreux travaux en relations internationales. Elles sont néanmoins soumises à des contraintes de la part de leurs membres fondateurs, en particulier en ce qui concerne leurs ressources financières. Or, le budget de l’OMS 2014-2015 prévoit une diminution des fonds pour la lutte contre les crises sanitaires et les épidémies. En cas de crise sanitaire, l’OMS doit donc aller quémander auprès des Etats, et l’on a vu avec les appels répétés de Ban Ki-Moon, le secrétaire général des Nations Unies, que ceux-ci ne se précipitaient pas pour libérer effectivement des fonds. De plus, la construction de capacités de réponse à une épidémie (infrastructures, systèmes d’alerte, formation de personnel…) nécessite du temps : il faut donc des fonds permanents et importants. Elle dépend également de la réceptivité des autorités nationales et locales. Enfin, la capacité de réponse à une épidémie dépasse largement le seul champ d’action de l’OMS. L’épidémie agit comme le révélateur d’une faillite de l’aide internationale au développement et des opérations de state building dans des pays très pauvres et dévastés par des guerres récentes (pour le Liberia et la Sierra Leone), aux institutions politiques fragiles.
Les responsabilités sur l’insuffisance de la réponse à l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest sont donc partagées. Les mécanismes de solidarité internationale à mettre en œuvre nécessitent de penser à long terme, de se concentrer sur la construction d’infrastructures sanitaires fondamentales, et d’apprendre des précédentes épidémies en lançant des programmes de recherche dans plusieurs directions (à la fois sur les vaccins, de nouveaux traitements, l’amélioration des traitements existants ou des protocoles de soins par exemple).

Tu t’intéresses également à l’analyse des négociations multilatérales : les négociations sanitaires internationales sont-elles différentes d’autres négociations ? En quoi sont-elles spécifiques ?

Les négociations sanitaires multilatérales portent sur des enjeux comme les droits de propriété intellectuelle sur les médicaments, la mise en place de mesures de gestion des épidémies, la création de nouvelles agences sanitaires ou d’un programme de financement, etc. Elles se caractérisent par l’importance du rôle des acteurs non-étatiques, organisations de la société civile, firmes (pharmaceutiques généralement), fondations privées (en particulier la fondation Gates qui est devenue un acteur incontournable), et des organisations internationales (OMS, ONUSIDA, mais aussi Banque mondiale). Elles sont spécifiques également parce que les enjeux sanitaires peuvent être considérés comme des « biens collectifs », des biens dont les effets concernent une large part de la population mondiale et des générations futures, dont tous les individus devraient pouvoir bénéficier et qui participent à la survie ou au bien-être collectif, c’est-à-dire de l’humanité dans son ensemble. Pour qu’ils soient conçus ainsi, et que toutes les parties acceptent de participer aux négociations, il est nécessaire de construire un intérêt commun. Ce processus de construction s’appuie sur un registre d’argumentation spécifique (justice, équité, survie, bien-être) et est porté par des acteurs variés, notamment de la société civile.

Entretien réalisé par Vincent Farnea le 16 janvier 2015.

7 janvier 2019

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