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Portrait : Florence Hulak

Florence Hulak est maîtresse de conférences en philosophie au département de science politique de l’Université Paris 8. Elle travaille en particulier sur l’histoire, la philosophie politique et l’épistémologie des sciences sociales. Elle a notamment publié Sociétés et mentalités. La science historique de Marc Bloch en 2012 chez Hermann.

Tu as consacré plusieurs articles et un ouvrage volumineux sur « la science historique de Marc Bloch » qui était l’une des figures centrales de l’École des Annales. Tu montres de manière très précise qu’il existe des différences d’approche au sein même de ce courant de pensée qui appréhendait les sociétés historiques dans toutes leurs dimensions en engageant notamment un dialogue constant avec les sciences sociales. Mais l’un des points sans doute les plus intéressants de ton livre consiste à discuter la critique de Rancière selon laquelle l’École des Annales serait restée prisonnière d’une conception « romantique » de l’histoire inspirée de Michelet qui réduirait ainsi le mouvement historique à une réalité concrète occupant la fonction de « Sujet de l’Histoire » (le « peuple français », la « masse », etc.). Tu estimes en effet que Marc Bloch échapperait à ce réductionnisme méthodologique. Pourrais-tu revenir sur ce point précis ?

Lorsque les historiens ont cessé de faire l’histoire des rois et des batailles, ils ont été confrontés à une difficulté épistémologique majeure : à la différence des sociologues, ils ne peuvent (mis à part ceux qui travaillent sur une période très récente) recueillir la parole des acteurs qu’ils étudient, et doivent se contenter de l’étude de documents dont ils ne connaissent pas toujours les conditions de production. Le problème est d’autant plus aigu lorsqu’ils travaillent sur des époques où la quasi totalité de la population est illettrée et n’a donc pu laisser d’écrits à la première personne. Rancière montre de façon très convaincante comment l’histoire sociale des Annales s’est accommodée de cette difficulté en suivant une voie tracée par Michelet. Elle consiste à associer l’étude d’un territoire, abordé sous l’angle de la géographie humaine, à celle d’une forme de psychologie collective (ce que l’on appelle alors l’histoire des mentalités, permise par l’étude des documents notariaux et littéraires notamment). Cette démarche conduit à décrire un sujet collectif territorialisé, figé, pensé comme l’expression quasi naturelle de son lieu. Cet aspect fondamental de travaux comme ceux de Lucien Febvre, Fernand Braudel ou Emmanuel Leroy-Ladurie fait désormais l’objet de nombreuses critiques, sans toutefois qu’une approche alternative ne s’impose avec évidence.
J’ai montré que cette voie a en réalité été ouverte par le seul Lucien Febvre et que Marc Bloch, l’autre fondateur des Annales, proposait une façon différente de faire de l’histoire, qui n’a pas été beaucoup suivie car il est mort trop jeune pour former les générations suivantes. Il a mis en œuvre une histoire d’orientation sociologique, en s’inspirant notamment des travaux de l’école durkheimienne. Cette histoire évite les écueils du modèle romantique en étudiant des objets définis sociologiquement et non découpés territorialement, tout en refusant de les aborder selon une perspective psychologique. Cette appréhension sociologique de l’histoire suppose d’admettre l’existence de décalages irrésorbables entre institutions, structures sociales et expérience subjective, comme entre pratiques et discours. Ces décalages multiples font de l’étude des subjectivités un point de fuite jamais directement atteignable en histoire. La mise en évidence de la divergence entre ces deux voies permet de s’écarter du débat opposant macro- et micro- histoire sur lequel porte souvent les discussions de l’héritage des Annales, comme si le changement d’échelle suffisait à éviter les écueils méthodologiques rencontrés par les générations précédentes. On trouve d’ailleurs toujours dans certains travaux de micro-histoire des tentatives pour reconstituer l’expérience subjective des individus par la double prise de la géographie humaine et de la psychologie collective.

La question de l’avènement de la modernité est une question qui revient souvent dans tes travaux. Dans un article publié dans les Archives de Philosophie, tu abordes cette question sous l’angle des conceptions et des théories de la commune médiévale. Tu opposes ainsi deux lectures sociologiques antagoniques : l’une d’inspiration wébérienne qui pense la commune à partir du serment bourgeois, l’autre d’inspiration durkheimienne qui l’appréhende sous le prisme de la corporation. Pourrais-tu revenir plus précisément sur cette opposition matricielle ? En quoi ces deux modèles divergents expriment-ils deux conceptions antagoniques de l’identité des sociétés modernes ? Et pourquoi avoir choisi cette forme d’organisation politique et économique pour traiter la question macro-historique de la modernité ?

Je voudrais tout d’abord préciser que, par le terme de « modernité », je n’entends rien d’autre que la représentation que les sociétés européennes se font ou se sont faites d’elles-mêmes comme « modernes », c’est-à-dire comme séparées du monde ancien. Je m’intéresse au rôle joué par la connaissance historique et sociologique dans la constitution de cette représentation. Cette évidence de la coupure moderne et de la nécessité d’en rendre raison remonte à la Révolution française. Les sciences sociales entretiennent avec elle un rapport ambigu, parce qu’elles critiquent le mythe d’une communauté politique s’émancipant de son passé par un acte d’auto-fondation, mais n’en continuent pas moins de concevoir le concept d’événement à l’aune du paradigme révolutionnaire. Je montre qu’elles ont tenté de résoudre cette tension en situant à l’arrière-plan historique de la Révolution française une révolution conçue comme politique et sociale dans les communes médiévales. Pour des penseurs aussi différents que Karl Marx, Emile Durkheim et Max Weber, la formation des communes médiévales au XIe siècle apparaît tout à la fois comme la première grande révolution politique contre les pouvoirs féodaux et comme la principale transformation sociale introduisant les prémices du capitalisme et de l’État moderne. Étudier le traitement de ce thème de la commune chez les fondateurs des sciences sociales permet ainsi d’accéder à leur conception de l’historicité et de la spécificité de ces sociétés nouvelles.
Cela permet également de mettre en évidence des divergences fondamentales. Ainsi, l’analyse de Durkheim est en effet centrée sur la corporation là où celle de Weber l’est sur le serment, et cette opposition a des conséquences importantes sur leur conception de l’historicité et de l’identité des sociétés modernes. Pour Durkheim, étudier les communes à partir des serments bourgeois qui les fondent officiellement, ce serait céder à un individualisme anti-sociologique en réduisant la réalité sociale à une association volontaire d’individus. Il privilégie donc l’étude de la corporation comme groupe social et politique organisé, mais cela le conduit à proposer une histoire des sociétés modernes dans laquelle l’histoire sociale reste étroitement dépendante de l’histoire étatique. Weber choisit en revanche de partir des serments bourgeois, dont il étudie les conditions sociales et religieuses, afin de marquer le caractère politiquement révolutionnaire de ces associations. Il montre alors leur irréductibilité aux formes étatiques dont elles ont pourtant, paradoxalement, préparé l’avènement historique.

Il est aujourd’hui admis que l’œuvre de Michel Foucault a bouleversé les pratiques historiographiques. Néanmoins, tu montres dans un article publié dans la revue Tracés en 2013 que les historiens qui se revendiquent de ce nouveau paradigme foucaldien n’ont pas poussé jusqu’au bout les transformations induites par ces nouvelles pratiques de recherche ou d’écriture. Tu estimes en effet qu’il existerait « des obstacles épistémologiques » à l’introduction de ce paradigme en histoire. Peux-tu revenir plus précisément sur ces obstacles que tu ambitionnes de discuter dans cet article et nous dire en quelques mots quels seraient les critères d’une histoire authentiquement foucaldienne ?

L’œuvre de Foucault a inspiré et inspire toujours un très grand nombre de travaux, notamment en histoire. Mon propos n’est pas de faire le partage entre les bons et les mauvais usages de Foucault, la fécondité de ces appropriations ne se mesure pas à leur degré de proximité au texte invoqué, et des interprétations contestables peuvent parfois être très productives. Moins que sur les usages de cette œuvre en tant que tels, mon interrogation porte sur la nature très particulière de la méthode historique foucaldienne même et sur ce qui la rend par conséquent impossible à transférer telle quelle en histoire.
Dans l’article que tu mentionnes, je me suis surtout intéressée à la première forme d’histoire pratiquée par Foucault, l’archéologie. Je montre que, derrière les textes stratégiques dans lesquels Foucault se rapproche des historiens, ses textes philosophiques prennent explicitement leur distance avec ces derniers. La critique que l’Archéologie du savoir adresse aux sciences humaines vise aussi l’histoire, même si elle ne l’exprime que de façon détournée. En effet, même à travers l’étude des discours, les historiens n’ont jamais cessé de tenter de comprendre l’historicité de l’existence humaine, qu’elle soit conçue de façon psychologique ou sociologique. Or la critique foucaldienne de l’idée d’« homme » propre aux sciences humaines demande de s’en tenir strictement à l’analyse des discours.
Dans un article en cours, je travaille désormais sur la conception généalogique de l’histoire. Je montre que Foucault a d’abord pensé, au début des années 1970, pouvoir faire de la généalogie des rapports de force une nouvelle façon d’écrire l’histoire, susceptible de se substituer aux démarches jusqu’alors adoptées par les historiens. C’est la raison pour laquelle il se présente comme un historien. Mais en 1976, dans cet étrange cours qu’est Il faut défendre la société, Foucault arrive, au terme d’une sorte de généalogie de la généalogie, à la conclusion que l’histoire ne peut être entièrement réécrite au prisme des rapports de force. C’est, à mon sens, la raison pour laquelle il décide à ce moment là d’assumer son statut de philosophe pratiquant une activité distincte de celle des historiens.

Dans un article publié dans la Revue de Métaphysique et de Morale, tu interroges les liens qui unissent la pensée de Marx et la philosophie de Spinoza en partant du paradoxe suivant : alors même que le philosophe allemand semble avoir délibérément ignoré l’héritage spinoziste, certains penseurs marxistes du XXe siècle (Althusser et Negri, puis plus récemment Balibar et Lordon), qui se réclament de la philosophie de Spinoza, n’hésiteront pas à consacrer l’auteur de l’Éthique comme précurseur de Marx. Pourrais-tu revenir sur cet étrange paradoxe ? Évoquer l’idée d’un « spinozisme » de Marx ne revient-il pas à formuler un contre-sens historique et théorique ? Et quels seraient les apports positifs, selon toi, d’une telle hybridation philosophique lorsqu’il s’agit de penser une alternative révolutionnaire ?

La lecture spinoziste de Marx est devenue très courante. Comme tu le rappelles, on la trouve chez des auteurs aussi différents qu’Althusser et Negri, Balibar et Lordon. Il s’agit toutefois d’une construction intellectuelle propre au XXe siècle, qui n’a connu son essor que très tardivement. Déjà esquissée au début du siècle dans des œuvres d’un marxiste orthodoxe tel Plekhanov ou dans celle d’un de ses opposants comme Labriola, elle est en revanche quasiment absente du siècle précédent. Surtout, elle est introuvable dans l’œuvre de Marx lui-même, qui n’évoque que très rarement Spinoza, et presque toujours de façon négative.
La raison est à mon sens la suivante : les marxistes du XXe siècle utilisent Spinoza comme substitut de Hegel. La pensée de Marx se fonde en effet dans la philosophie hégélienne de l’histoire qui repose sur une conception du progrès inacceptable au XXe siècle. Lire Marx au prisme de Spinoza permet de mettre de côté la philosophie de l’histoire de Marx et la croyance qui l’accompagne du caractère inéluctable du dépassement de la contradiction entre force de travail et rapports de production devant aboutir à la révolution communiste. Le point de départ de Spinoza est l’individu faible, affecté et dominé, dont la puissance d’agir peut être conjoncturellement augmentée par certains dispositifs politiques, alors que celui de Marx est l’homme naturellement libre, bien que toujours déjà aliéné, dont les facultés naturelles ne pourront s’accomplir pleinement que dans une société à venir. Mais si la lecture de Marx au prisme de Spinoza permet de faire disparaître les traces gênantes de pensée hégélienne, elle ne permet pas de proposer une conception alternative de l’historicité. L’histoire n’est pas un sujet pour les philosophes du XVIIe siècle. Or la pensée de Marx perd toute sa force critique si on ne précise pas comment elle peut s’appliquer aux phénomènes historiques. La pensée spinoziste est séduisante car elle propose une ontologie dénuée de toute transcendance divine, elle permet de faire disparaître les résidus d’eschatologie présents chez Marx. Mais toute la question, et les marxistes du XXe siècle n’y répondent pas de la même façon, est de savoir si et comment on peut la transformer en théorie de l’histoire.

Entretien réalisé par Vincent Farnea le 13 mars 2016.

7 janvier 2019

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