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Portrait : Thomas Brisson

Thomas Brisson est professeur de science politique au département de science politique de l’Université Paris 8. Spécialiste des circulations transnationales des intellectuels, des savoirs, des élites et des normes politiques, il travaille également sur les relations postcoloniales et les critiques de la modernité occidentale. Il a notamment publié Décentrer l’Occident. Les intellectuels post coloniaux chinois, arabes et indiens, et la critique de la modernité aux éditions de la Découverte en 2018.

Dans un ouvrage que tu as publié en 2008 (Les Intellectuels arabes en France : migrations et échanges intellectuels), tu questionnes la place des intellectuels arabes dans le champ des études sur le monde arabe en adoptant le point de vue d’une sociologie des migrations intellectuelles et en analysant les conditions de leur insertion dans l’université française et de leur confrontation avec le savoir orientaliste. Pour mener à bien ce travail de recherche, tu t’es notamment appuyé sur une enquête de terrain qui a porté sur une trentaine d’intellectuels arabes installés à Paris entre 1955 et 1980, et sur une quinzaine de chercheurs et d’universitaires français, tous spécialistes du monde arabe. Tu montres ainsi comment ces figures intellectuelles arabes se sont réapproprié des savoirs traditionnellement produits par des « orientalistes », c’est-à-dire des occidentaux, pendant la colonisation. Pourrais-tu revenir succinctement sur ce processus de réappropriation et nous dire en quoi la relecture des savoirs orientalistes par ces intellectuels et chercheurs arabes se démarque très clairement de « l’orientalisme de la tradition » ?

Contrairement aux migrations économiques arabes, qui font désormais l’objet d’études poussées et systématiques, les circulations intellectuelles arabes en France sont un objet plus obscur – ce qui était a fortiori le cas au tournant des années 1990-2000, lorsque j’ai commencé ce travail. Assez étrangement, elles sont pourtant bien plus anciennes, puisque dès la fin du 18e siècle, on a traces d’intellectuels « égyptiens » et « levantins » à Paris et à Marseille. Par contre, il est vrai que jusqu’à la fin des années 1950, ces hommes et ces femmes ne sont que très parcimonieusement associés à la production des savoirs sur le monde arabe, ce qui est assez paradoxal étant donné que c’est à la fois leur monde d’origine et que la France est un centre orientaliste majeur. La situation change lorsque la décolonisation impose une rupture radicale dans les relations politiques entre l’Europe et ses anciens Empires. On va voir une nouvelle génération de chercheurs, français et arabes, appeler à élaborer une connaissance renouvelée du monde arabe, une connaissance que l’on souhaite aussi éloignée que possible d’un orientalisme classique, auquel on reproche à la fois d’avoir contribué à la domination de la France sur ses colonies (en fournissant un savoir indispensable au pouvoir) et d’avoir donné une image figée et souvent inexacte de la civilisation arabo-musulmane.
Pourtant, si le changement politique de la décolonisation est décisif, il ne détermine pas stricto sensu le nouveau type de savoir qui va, effectivement, s’élaborer dans des universités françaises à la fois plus ouvertes aux intellectuels arabes et aux savoirs les plus en pointe des sciences humaines. Pour le dire autrement, il n’y a pas eu de décolonisation scientifique, si l’on entend par-là qu’une logique politique se serait transcrite telle quelle dans des corpus de savoirs transformés. Précisément parce que ces savoirs ont une robustesse, une autonomie interne et institutionnelle propres, le changement épistémologique qu’a induit la transformation du regard sur le monde arabe décolonisé a emprunté des voies plus complexes. Il s’est, le plus souvent, agi de polémiques scientifiques, où des paradigmes novateurs ont réinterrogé les théories antérieures. On assiste donc à une transformation épistémologique impulsée par la décolonisation, dont les références seront Balandier, Bourdieu ou Lévi-Strauss – autant d’auteurs occidentaux dont les intellectuels arabes se serviront pour réinterroger les savoirs de l’Occident.

Tu as consacré plusieurs articles à Edward Said dont l’ouvrage le plus célèbre L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident publié en 1978 est considéré comme un des textes fondateurs des postcolonial studies. Moins de 40 ans après la parution de cet ouvrage paradigmatique, quel regard portes-tu sur la trajectoire socio-historique des études postcoloniales dans le champ universitaire ? Et, pour reprendre le titre d’un texte que tu as publié dans un ouvrage collectif codirigé par François Pouillon et Jean-Claude Vatin en 2011 Après l’Orientalisme, L’Orient crée par l’Orient, « pourquoi Said » ? Sans tomber dans l’illusion rétrospective de fatalité, pourquoi selon toi cet ouvrage a-t-il été perçu comme fondateur ?

La situation est paradoxale et complexe. Il faudrait en effet dire que Saïd n’est en rien le premier à avancer la thèse qui a fait le succès de L’Orientalisme : en France comme aux Etats-Unis, c’est une question qui a fait l’objet d’études assez nombreuses, parfois même plus documentées. Par ailleurs, cette situation sera relativement différente selon que l’on regarde le destin de Said aux États-Unis, en France ou dans d’autres pays.
Pour ce qui est des États-Unis, Said réussit effectivement à fonder de nouveaux courants théoriques grâce aux thèses de L’orientalisme : là où ses prédécesseurs avaient connu, au mieux, une reconnaissance confidentielle, il va devenir un intellectuel extraordinairement influent. On peut y voir la résultante de plusieurs processus. Tout d’abord l’essoufflement du combat tiers-mondiste, dont la crise va ouvrir la voie à d’autres modes d’intervention – moins directement politiques et plus spécifiquement intellectuels. De plus, au même moment, le champ académique américain se recompose profondément : à la suite des luttes politiques des années 1960 et 1970, qui ont été globalement étouffées après 1968 dans l’ensemble de la société mais qui survivent sur les campus, les mouvements noirs, homosexuels ou féministes parviennent à faire modifier le canon académique en légitimant des savoirs et des textes qui ne soient pas seulement ceux d’auteurs mâles et blancs. Enfin, si l’on voulait vraiment ouvrir l’explication, il faudrait mentionner les transformations d’un capitalisme global qui, toujours dans ces années, s’émancipe de ses bases euro-américaines de manière décisive : on se trouve dans une configuration où la « diversité » va se voir reconnaître une place inédite – une configuration dont Said hérite, même s’il était lui-même profondément hostile à l’impérialisme du capital américain…
À cela, il faudrait rajouter des éléments de niveau plus micro : Said est embauché de manière permanente à l’Université Columbia dans les années 1970, ce qui lui donne à la fois une liberté de parole nouvelle (être radical suppose, surtout aux Etats-Unis, de sérieuses garanties institutionnelles) et lui permet de mettre le crédit symbolique d’une université de premier plan au service d’un propos subversif. La qualité de son style, son charisme, l’énergie infatigable qu’il consacrera au combat palestinien, parfois au risque de sa sécurité personnelle, feront le reste et le transformeront, probablement à son corps défendant, en un intellectuel reconnu mondialement.
En France, à l’inverse, sa notoriété est tardive et souvent contestée. Traduit en 1980, L’Orientalisme ne fait pourtant l’objet d’une réappropriation sérieuse que récemment. Ce sont les littéraires qui le citent avec le plus d’appréciation mais les spécialistes du monde arabe s’en méfient généralement. L’histoire propre des disciplines en France permet de comprendre pourquoi Said y aura connu un certain succès mais bien moindre que chez la plupart de nos voisins.

Dans un article récent publié dans la Revue du Crieur consacré au confucianisme, tu montres comment les références à Confucius se sont démultipliées depuis une vingtaine d’années, au point que l’on évoque aujourd’hui une véritable « fièvre confucéenne » qui semble se répandre à tous les secteurs existentiels, culturels ou socio-économiques de la société chinoise. Mais selon toi ce renouveau confucéen contient essentiellement une dimension idéologique dont la fonction régulatrice permettrait de contrebalancer les effets négatifs de la modernisation. Pourrais-tu revenir plus précisément sur ce point ? Et en quoi cette politisation du confucianisme a-t-elle favorisé l’émergence de nouveaux clivages politiques au sein d’une société chinoise qui semble avoir soldé l’héritage de la révolution culturelle ?

Le terrain confucéen est nouveau pour moi, je ne l’ai ouvert que parce qu’il m’intéressait en contrepoint à mes travaux sur les intellectuels postcoloniaux. Il existe en effet un fort courant néo-confucéen, composé d’intellectuels asiatiques, dans les universités nord-américaines. Un certain nombre de leurs caractéristiques sociologiques sont très comparables à celles d’individus comme Said. C’est ce point que je souhaitais approfondir – il s’agit donc d’un terrain avant tout américain et relativement peu chinois, ce qui aurait supposé des compétences sinologiques que je n’ai pas.
Par contre, les questions qu’il posait m’ont effectivement amené à m’intéresser à ce qui se passe en Chine et aux échanges transnationaux qui se sont mis en place entre les universités américaines et des élites du monde chinois, lorsque, en 1980, émerge ce renouveau confucéen. L’idée peut nous paraître incongrue mais elle est relativement simple : le corpus de réflexions qu’ont ouvert les Analectes de Confucius au 5e siècle avant J.-C., gagnerait à être adopté et adapté à la modernité. L’idée est double. D’un côté, les penseurs confucéens constatent le développement d’une modernité capitaliste robuste en Asie et cherchent à s’appuyer sur l’héritage culturel asiatique pour accompagner cette modernisation déstructurante. De l’autre, ils font le pari que le canon confucéen est à même de réinterroger les apories de la modernité occidentale – c’est-à-dire un certain nombre de maux (écologiques, économiques) qu’ils attribuent à la trajectoire historique de l’Europe puis de l’Amérique du Nord. Au départ, leur projet est donc plutôt libéral : il vise à promouvoir un regard critique sur nos sociétés, à réinstaurer une éthique quotidienne et à favoriser une diversité culturelle globale.
En même temps, ce projet de rénovation confucéenne a rapidement intéressé plusieurs autocrates asiatiques. Le premier ministre Lee Kwan Yew à Singapour a ainsi investi dans cette entreprise – créant une structure confucéenne ad hoc, invitant les grands noms du confucianisme international, etc. Mais son objectif est bien moins libéral. Pour lui, le confucianisme est une manière de rendre acceptable des hiérarchies sociales (selon une interprétation conservatrice qui exigerait l’obéissance de l’inférieur au supérieur). Ou encore, il formerait une « identité culturelle » qui permettrait de s’opposer aux demandes de démocratisation du champ politique (en raison d’une supposé incompatibilité de valeurs avec le libéralisme occidental). C’est aujourd’hui cette politisation conservatrice d’un corpus originellement intellectuel et libéral que l’on observe en Chine populaire – une histoire qui est toujours en cours.

En collaboration avec Mohamed Amine Brahimi, tu es sur le point de publier un texte dans la revue Politix qui s’intéresse à la trajectoire et aux prises de position de Tariq Ramadan. Au-delà des controverses politiques suscitées par certaines interventions publiques de Ramadan, comment expliques-tu qu’il soit aujourd’hui perçu dans le champ intellectuel français comme un intellectuel critique marginalisé (voire « dangereux »), alors même qu’il bénéficie d’une large audience institutionnelle dans les milieux académiques anglo-saxons ?

Tariq Ramadan est un exemple intéressant d’intellectuel transnational qui amène à remettre en cause nos schémas de compréhension des circulations intellectuelles. En effet, le plus souvent, on dispose d’un contexte social d’origine et on s’intéresse à la manière dont la réception des textes dans un autre contexte donne lieu à des reprises créatrices ou des malentendus. C’est l’idée qu’exprime la phrase souvent citée de Bourdieu selon laquelle les textes voyagent sans leur contexte. Or, dans le cas de Ramadan, on ne trouve aucun contexte d’origine : celui-ci est intervenu simultanément dans plusieurs espaces nationaux. Il n’y a donc aucun espace de départ qui puisse fixer un « Tariq Ramadan originaire ».
Du fait de ce mode d’intervention multi-situé, Ramadan s’est trouvé inséré dans des configurations intellectuelles et politiques très différentes. Avec Amine Brahimi, nous avons proposé de les décrire en termes de champs, et donc de voir comment l’insertion différentielle de Ramadan permettait de rendre compte de la fortune très différente qu’il a pu connaître en Grande-Bretagne et en France.
Dans le premier cas, Ramadan y devient un intellectuel reconnu parce qu’il parvient à occuper une position à Oxford et à être associé au plus haut niveau de la décision politique, via les commissions travaillistes. Cependant, nous voulions éviter la vision atemporelle d’une Angleterre multiculturelle face à une France laïque. Cela nous a amené à étudier une série d’évènements propres aux années 1990, suite auxquels le Labour et les grandes universités ont commencé à rechercher une forme d’expertise sur l’Islam. Nous avons essayé de comprendre quels éléments dans la trajectoire de Ramadan (son éducation, sa capacité à se mouvoir dans l’espace transnational, etc.) lui ont permis de répondre à ces demandes et, par une sorte de cercle vertueux où politique et académique se confortent mutuellement, de devenir conseiller de Tony Blair et professeur d’Islamic Studies à Oxford.
En France, au contraire, après des débuts prometteurs dans le champ politique, Ramadan va s’attirer la méfiance des dirigeants. L’affaire du foulard et des recompositions dans le champ du pouvoir vont amener à sa marginalisation. Or, loin de pouvoir compenser ce déclassement par une position intellectuelle forte, Ramadan se retrouve ici aussi décalé, acculé à un rôle d’intellectuel critique qu’il n’avait sûrement pas anticipé. D’où une insertion clivée qui contribue à façonner sa réputation sulfureuse.

Entretien réalisé par Vincent Farnea le 13 mars 2016

7 janvier 2019

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