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Portrait : Gaël Marsaud

Gaël Marsaud est docteur en science politique de l’université Paris 8. Spécialiste de la politisation des films documentaires, ses objets de recherche portent plus généralement sur les rapports entre art et politique.

Ton travail de recherche se fonde sur une étude comparative qui met en scène deux quartiers populaires différents : le quartier Basilique à Saint Denis et celui de la Joliette à Marseille. Tu as ainsi disséqué plusieurs films documentaires produits durant les années 2000 et qui ont tous comme point commun de se circonscrire géographiquement à ces deux espaces de réalisation. Pourrais-tu revenir succinctement sur les raisons qui t’ont convaincu de délimiter a priori ton terrain d’enquête à ces deux lieux géographiques ? Souhaitais-tu dès le départ privilégier une thématique socio-politique particulière comme la gentrification ou la transformation des rapports sociaux au sein de ces espaces populaires ?

Sélectionner des films en privilégiant une entrée spatiale s’est imposé au moins pour deux raisons. La première renvoie aux conditions de réalisation de la thèse. Financé par la région Île-de-France, mon projet initial proposait une analyse des politiques publiques de gestion de la « diversité » dans le financement et la production documentaire en Île-de-France et en PACA. L’objet d’étude était déjà délimité par un découpage spatial et privilégiait des instances, des acteurs ayant partie liée à ces régions. Je ratais ainsi une grande partie du spectre des productions documentaires et donc des modes de politisation. Mes premiers pas dans l’enquête ont donc consisté à me détacher de la commande initiale pour emprunter d’autres chemins sans privilégier des enjeux de politique publique, une définition restreinte du documentaire et des acteurs consacrés. La seconde raison tient aux limites que suppose toute sélection par thématiques. J’aurais imposé mes vues en optant pour des catégories à succès telles que « gentrification » ou espaces « populaires » et il est toujours difficile de savoir si un film contient ou non de telles références. Ces termes n’y sont pas nécessairement mobilisés et pour autant, quand ils sont absents, les différents acteurs impliqués à divers titres n’y font-ils pas référence de manière implicite ? Je pense par exemple au travail de mise en forme opéré par les réalisateurs les plus artistes, où l’absence relative de dénomination des mécanismes sociaux, des acteurs, voire des lieux et des temporalités constitue à la fois une « bonne » manière de faire des films mais aussi de faire politiquement du cinéma (pour paraphraser Godard). Selon ces réalisateurs, le spectateur devrait interpréter par lui-même les images sans se voir imposer une grille de lecture. L’absence de sélection par thématique est due à l’impossibilité d’opérer un choix sans mobiliser mes propres catégories d’analyse. Ensuite, pour rendre la comparaison possible j’ai choisi deux découpages spatiaux qui forment des espaces urbains où suffisamment de films on été tournés et pour lesquels le qualificatif de « populaire » constitue à divers titres un enjeu. Point important, ces films ne se déroulent pas tous à l’échelle du quartier : a minima ils devaient compter deux séquences tournées sur les lieux afin d’observer les découpages privilégiés et les différentes manières de donner à voir ces espaces.

Tu rappelles souvent qu’il n’existe pas de vision unifiée des films documentaires. Il existe même des formats différents qui peuvent varier selon la formation initiale des réalisateurs (école de journalisme, parcours universitaires, ou formations artistiques). Néanmoins, si l’on admet qu’un documentaire répond à une démarche subjective et propose une vision particulière du réel, qui résulte elle-même de choix ou de parti pris dans le montage final, comment ce genre cinématographique peut-il échapper à la critique permanente d’être un « genre engagé » ? Au fond, quels sont les critères qui permettent de distinguer un film documentaire « politisé » ou « engagé » d’un reportage plus neutre qui conserverait une certaine distance avec l’objet étudié ? Et cette distinction est-elle selon toi pertinente et opérante ?

Les productions documentaires sont couramment pensées comme un « genre engagé » voire « militant » par des acteurs extérieurs à la réalisation. Pour autant, cette image s’étiole dès les premiers visionnages. Un même film contient à des degrés variés deux positionnements à l’égard des populations et découpages géographiques perçus comme stigmatisés. D’un côté, il s’agit de valoriser ou d’avoir une attention privilégiée à l’égard par exemple de la « banlieue », de Marseille et de ses « habitants ». Ces éléments renvoient effectivement à toute une dimension « engagée ». Dans certains cas, des conditions de vie, des déclarations ou des actes qui produisent une violence, une assignation ou un stigmate quelconque sont pointés du doigt. Mais d’un autre côté, les films contiennent aussi des paroles ou des mises en scène dans lesquelles les positions de soutien sont clairement absentes et les entreprises de dénonciation apparaissent plus suspectes. Le jeu peut même consister à ne pas fournir explicitement une interprétation des images, et notamment à ne pas formuler clairement une signification politique des enjeux. Dans leurs prises de position publiques les documentaristes se positionnent nettement du côté des plus stigmatisés sans pour autant vouloir voir leurs films assimilés à une démarche de dénonciation, de valorisation ou de soutien. La coexistence de ces deux positionnements se fait dans un même film mais aussi en dehors, dans les stratégies de présentation de soi des réalisateurs. Cette coexistence démontre donc que les documentaires analysés ne peuvent être d’emblée associés à des productions dites « engagées ». Elle amène à ne pas opérer de division trop forte entre films documentaires « politisés » et d’autres plus « neutres ». Cette division n’est pas toujours pertinente et cela sans même aborder l’opposition entre « documentaire » et « reportage » (véritable catégorie repoussoir aux yeux des acteurs). Ce qui apparaît quelquefois comme une distance vis-à-vis de propos ou de formes perçus comme « engagés » est en réalité une manière de politiser le contenu. D’autres exemples pourraient être cités mais celui-ci concerne la plupart des films. L’utilisation et la mise en scène de paroles d’experts ou celles « d’habitants » permet au réalisateur de ne pas prendre directement position tout en investissant un enjeu public par la voix d’un autre.

Le format adopté par ce genre cinématographique n’échappe pas non plus à des impératifs d’esthétisation qui peuvent aussi interférer avec les représentations des spectateurs (notamment sur le registre des émotions produites par l’image). En quoi l’esthétisation de la « forme documentaire » peut-elle renforcer le caractère militant ou engagé du message véhiculé ? N’est-ce pas là un cas limite où l’esthétique est entièrement au service du politique ?

On pourrait plutôt penser que l’esthétisation en documentaire participe d’une dépolitisation. Elle permettrait de marquer une distance par rapport au réel en privilégiant des agencements de formes sans aborder ce qui fait problème. Toutefois, si on observe les « conventions » (au sens qu’Howard Becker donne à ce terme) qui régissent les manières de donner à voir le monde social, rien n’est moins sûr. Ces dernières varient grandement selon les sous-champs investis par les réalisateurs (cinéma, journalisme et art contemporain), leur position occupée dans l’espace documentaire (professionnel reconnu, amateur, en position ascendante, etc.) et le canal de diffusion du film. Or, pour être valides, c’est-à-dire pour intégrer une chaîne de coopérations, les conventions sur la manière de donner à voir un stigmate ne peuvent être totalement univoques. Il est nécessaire que ceux qui fabriquent le documentaire puissent entretenir une ambivalence. Comme je l’ai rappelé précédemment, il s’agit de tenir en même temps des formes de valorisation, de dénonciation d’une situation, l’exclusivité faite à quelques « personnages » ou lieux, tout en laissant à chaque fois une marge de manœuvre pour un positionnement plus distancié. L’esthétisation est dans cet ordre des choses le pendant nécessaire de mises en scène plus « engagées ».
Toutefois, il faut prolonger l’analyse des conventions. Cette dernière amène à percevoir l’esthétisation comme une « distance », un « équilibre » à tenir vis-à-vis du politique alors que des acteurs envisagent et produisent, sous certaines conditions, l’entremêlement des deux. Dans le dernier chapitre de ma thèse, je souhaite observer plus spécifiquement les prises de position des réalisateurs hors des films. Ces moments dans lesquels l’opposition entre esthétique et politique s’évapore ou pour le moins se trouve re-questionnée. Ainsi, refuser de fournir une interprétation des séquences ou encore mettre en avant l’idée qu’un documentaire est une entreprise relationnelle entre « filmant et filmés » sont autant d’arguments couramment mobilisés pour fournir une dimension politique aux formes et dispositifs filmiques. Dans ces prises de position publiques, il s’agit bien évidemment de batailler pour une « bonne » définition de la pratique documentaire mais aussi de participer à la fabrique d’un public et d’une réception capable d’entendre ces présupposés.

Entretien réalisé par Vincent Farnea le 13 mars 2016.

7 janvier 2019

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